La jeunesse musulmane a joué un rôle important dans la vie politique de l’Algérie. Durant la colonisation, elle fut l’objet d’intérêt de la part de nombreuses forces sociales et politiques principalement des nationalistes du PPA-MTLD, des Oulémas, des élites algériennes, de l’UDMA et du FLN dans la guerre d’Algérie. Sachant que le changement des mentalités des anciennes générations est difficile, les colonisateurs, les Pères Blancs, les militaires, le régime de Vichy, l’armée française y ont été attentifs et ont orienté leurs efforts pour la récupérer et l’utiliser dans leurs différentes entreprises. Aussi la jeunesse, “force sociale plastique” reste un enjeu permanent de pouvoir en Algérie.

C’est à partir des années 40, devant l’accélération des évènements internationaux et la transformation de la scène algérienne que les mouvements de la jeunesse musulmane en Algérie prennent une place essentielle, comme véritable pôle sociologique et structures d’action politique et de formation des élites politiques. On peut les placer à égalité à coté des “machines politiques” tels que les partis classiques qui expriment de nouvelles radicalités en particuler la lutte pour la reconstruction identitaire et l’indépendance.

En effet, c’est dans les institutions spécifiques de la jeunesse, régies par la loi de 1901, appliquée à l’Algérie en 1904, et d’autre part dans les structures du mouvement sportif, les associations sportives, surtout masculines et très rarement féminines, que s’est forgé, le nationalisme libérateur à travers des pratiques et des idéologies.
Notre article ne traite pas de la socio-histoire, ni des fonctions des mouvements de jeunesse car ces agences institutionnelles de transmision et d’inculcation spécifiques ont été priviligiées dans d’autres études mais, d’une nouvelle piste, celle du procès d’éducation et de formation à travers le mouvement sportif. En effet, ce vecteur d’éducation corporelle et de socialisation participe aussi à la formation des systèmes de représentation politique. Il n’a pas été vu à sa juste valeur dans son apport au nationalisme algérien. D’autre part, il ne s’agit pas d’évaluer la pertinence, l’efficacité et les effets de cette socialisation mais de montrer la stratégie pédagogique et les moyens de ces pratiques dans la formation de l’anticolonialisme et la prise de conscience politique des jeunes Algériens.
Cependant il faut rappeler la diversité du champ des groupements de la jeunesse musulmane. La plupart des groupements sont progressistes et s’inscrivent dans le sens de l’histoire. On trouve:
les jeunesses des partis (les Amis du Manifeste et de la Liberté, AML, l’Union Démocratique pour le Manifeste Algérien, UDMA, le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, MTLD), les jeunesses du Congrés Musulman, les associations de lycéens et de collégiens, les syndicats, les organisations des étudiants musulmans algériens (UGEA, UGEMA), le scoutisme, (les Scouts Musulmans Algériens, les SMA, créés à partir 1935, les Boys Scouts Musulmans Algériens, les BSMA, nés d’une scission avec les SMA en 1948),
-les nadis, les cercles culturels, les cercles politiques des partis nationalistes,
les organisations de la chabiba (jeunesse) du mouvement islahiste et “des chemises vertes”du docteur Bendjeloul, (Udmiste)1.
les rares cercles féminins tel l’ouvroir des Sœurs de la Présentation à Oran, qui constitue déjà sous une forme un peu spéciale une ébauche de cercle musulman. Les nadis des médersas groupent aussi une ou plusieurs fois par semaine de jeunes musulmanes ainsi que des adultes.

Ces groupements vont permettre de diminuer d’une manière très perceptible l’âge moyen de l’éveil politique. Ces sont des adolescents qui s’engagent dans l’action politique rompant avec la doxa de la société gérontocratique algérienne et le monopole de “açhab al bulitik”, les politiciens des partis politiques assimilationnistes et bourgeois, “les compagnons de la politique, les politicards”.
Les cercles traditionalistes attachés à l’algérianité paysane sont peu nombreux et sont localisés dans les espaces où s’exerce l’influence traditionaliste des marabouts, surtout dans les milieux ruraux au sein des confréries, des zaouias et des associations cultuelles. Leur action est dirrigée contre les réformistes et les médersas (de Cheikh Ben Badis). On peut citer Djemiat Mouhafadat El Koran, (L’association de défense du Coran), qui constitue un essai de propagande contre le réformisme auprès de la jeunesse musulmane..
Du coté des associations de la jeunesse française, dont l’action n’a pas pu contrebalancer la formation idéologique et politique des mouvements musulmans, on trouve:
-l’Union de la Jeunesse Démocratique Algérienne (UJDA), groupant des jeunes musulmans appartenant aux milieux ouvriers, fondée à Alger en 1946, se proclame organisation ouverte à tous les Algériens, sans distinction de race, de langue, ni de religion, avides de progrès et de bien être. C’est une filiale de la Jeunesse Démocratique, née à Londres. Elle comprend l’UJRFex jeunesses communistes, la Fédération Sportive et Gymnique du Travail, le Mouvement Laîque des Auberges de la Jeunesse et la Ligue de l’Enseignement. Elle lutte aux cotés des populations algériennes pour une véritable démocratie en Algérie.
-les Jeunesses socialistes, groupement où on trouve aussi des jeunes musulmans acquis aux idées du socialisme, les cercles communistes,
-les Scouts: les Eclaireurs de France, (EDF), laîcs, les scouts de France, (SDF), catholiques, les Eclaireurs Unionistes, (UE), protestants et les Eclaireurs israelites, la Jeunesse Etudiante Chrétienne, (JEC).
Ces associations européennes n’ont jamais dépassé quelques dizaines de jeunes musulmans en leur sein et parfois à peine quelques individus dans certaines. Leur objectif essentiel n’est pas la recherche d’un rapprochement significatif intercommunautaire. Ce n’est qu’à partir de 1951 qu’est ouverte une faille dans “la muraille intercommunautaire”, une expérience de melting-pot réunissant les responsables des Etudiants Catholiques, des scouts de France et des Eclaireurs de France, de la Jeunesse Catholique, de l’UJDA, des jeunes du MTLD et de l’UDMA, des Scouts Musulmans Algériens. On crée une “Association de la Jeunesse Algérienne pour l’Action Sociale” (AJAAS), lieu d’échanges et de libres discussions sur les sujets sociaux et politiques, qui organise des activités sociales (alphabétisation, secrétariat, social, consultations médicales dans les bidonvilles) menées en commun par des jeunes venus d’horizons différents”. (Pierre CHAULET. Un itinéraire: le choix d’une vie, Alger, juillet 1988.). Mais cette association unique en Algérie, se cantonnant à Alger, arrive tardivement. Dans le même temps des expériences d’échanges et d’enquêtes sur le terrain ont été entreprises par des groupes de jeunes métropolitains durant la décennie cinquante.

L’essor et l’ampleur de tous ces mouvements des jeunes semblent relatifs1 par rapport aux clubs sportifs qui ont touché des milliers de jeunes sans compter les supporters qui sont des centaines de milliers à rejoindre les stades pratiquement tous les dimanches à travers tout le territoire.

Toutefois, avec l’apparition des clubs monoethniques musulmans, dont l’un des buts est la formation à la prise de conscience nationale algérienne, le mouvement sportif musulman a subi une véritable évolution avant d’aboutir à la consolidation et à la priorité de cet objectif.

A Les étapes de création des clubs musulmans.

Dans la première période de l’enfantement, on assiste tout d’abord dans les trois départements d’Alger, de Constantine et d’Oran. à la création des premiers clubs “mixtes franco-arabes” avec les Elus et les notables cherchant à développer le melting-pot, l’amitié, la camaraderie, entre les communautés. Mais les contacts, les rapports restent néanmoins interpersonnels et non intercommunautaires. Durant cette période quelques Musulmans présentant des qualités athlétiques et techniques et séduits par cette nouvelle activité sportive, commencent à être recrutés dans les clubs européens. Certains ont de bons résultats sportifs.
Ces premières manifestations d’intérêt pour le sport concomitamment à la création des premières associations culturelles s’inscrivent dans la période du loyalisme. La conquête de la forme associative sportive par les Musulmans est entamée.
Dans les premiers clubs musulmans fondés, la pratique sportive est neutre. Les cadres de la direction et les gestionnaires respectent réellement les statuts. Les motivations sont strictement d’ordre sportif. On fait des activités physiques dans un but hygiénique, de loisir, de convivialité et de sociabilité. Ceci est confirmé par les déclarations de grands témoins dont celle du secrétaire général du MCA de 1921/22 à 1926, Mr H.A. Rouane qui affirme que“le souci d’éloigner de leurs rangs toute contrainte de financiers et de politiciens présidait au choix des dirigeants. Ce fut dès le départ une règle que les dirigeants ont saisie et soutenue pour éviter les zizanies et les divisions, germes de destruction pour toute oeuvre viable.”
Cette neutralité fut préservée dans beaucoup de clubs, même dans ceux dominés par les Oulémas qui ont pour souci majeur le relèvement moral et spirituel des Musulmans et qui jouent aussi le rôle d’“une véritable police des moeurs”et de l’ordre moral en luttant contre l’alcoolisme .
Dans la deuxième période, avec le Front populaire, en 1936, dans un contexte de grande mobilisation sociale et d’effervescence politique, de grands clubs musulmans mono communautaires sont fondés. La question de la volonté de création d’associations musulmanes différentes de celles des Européens et où on se retrouve avec ses coreligionnaires, entre Musulmans, va émerger une décennie après la fondation du Mouloudia Club Algérois en 1921.
C’est donc quelques années après les fêtes du Centenaire, véritable rappel de la défaite des Algériens et vécue par eux comme une profonde humiliation1,) que des sociétés sportives musulmanes sont créées. Les Musulmans qui assistent en tant que spectateurs aux manifestations sportives du centenaire sont séduits par les défilés des gymnastes, des scouts et des sportifs.
A partir de là, avec les nationalistes radicaux, quelques groupements sportifs de quartier avec leur troupe musicale et leur groupe scout se développent ainsi que les plus grands clubs2 .Ces derniers auxquels les Algériens restent très attachés car ils font partie de leur histoire, renaîssent à l’indépendance. Ce sont la Jeunesse Sportive Djidjellienne, JSD (1936), la Jeunesse Sportive Musulmane Philippevillois, JSMP (1936), la Jeunesse Sportive Musulmane Bougiote, JSMB (1936), l’Union Sportive Musulmane de Blida USMB (1936), le Vélo Sport Musulman d’Alger, VSMA (1936), le Vélo Sport Musulman de Blida, VSMB (1936), l’Union Sportive Musulmane Témouchentoise, USMT (1937), le Boxing Club Musulman Algérois, BCMA, (1937), l’Union Sportive Musulmane Algéroise, USMA, 1937), l’Olympique Musulman de Koléa, OMK (1938), le Mouloudia Olympique de Constantine, MOC (1939).
Ces grands clubs musulmans qui voient le jour, sont des “lieux du renforcement de l’identité du “nous” contre “eux”, les colonisateurs. C’est pour se mesurer au colonisateur sur le seul terrain permis au plan juridique et dans les faits que les Musulmans vont, s’approprier définitivement le sport et non l’emprunter . Avec l’idée d’appropriation du sport, il s’agit d’abord de se placer du côté de celui qui accède à l’activité ou l’utilise, c’est-à-dire le colonisé. Cette idée nous impose de ne pas restreindre notre étude à celle d’un accès individuel mécanique au sport comme l’ont fait d’autres sociologues bourdivins mais de le replacer dans son contexte et sa signification sociaux : rapport au pouvoir politique et économique du colonisateur. L’accès apparaît alors de ce point de vue socio politique comme une stratégie des colonisés par rapport aux colonisateurs pour affirmer leur communautarisme.
Les valeurs invariantes développées en leur sein sont surtout la fraternité et la solidarité ethniques arabo-musulmane. Ce changement d’objectif correspond à la période du commencement de l’usage du sport dans l’action politique.
Une troisième période allant de 1939 à 1953 avec une interruption pendant la guerre, sous le régime de Vichy, donne naissance à d’autres grands clubs musulmans du séparatisme et une poussée très forte à partir de 1944-1945, à la Libération. Ce sont l’Olympique Musulman Saint Eugénois, OMSE, (1944), La Jeunesse Sportive Musulmane Algéroise, JSMA, (1944), L’Union Sportive Musulmane Bônoise, USMB, (1945), La Jeunesse Sportive Musulmane Boufariquoise, JSMB1, (1945), Le Riadha club de Kouba, RCK, (1945), Le Mouloudia Club Oranais, MCO, (1945), L’Espérance Musulmane Oranaise, EMO, (1945), L’Union Sportive Musulmane Djdjellienne, USMD, (1945), L’Union Sportive Musulmane Bônoise, USMB, (1945), L’Espérance Musulmane Oranaise, EMO, (1945)La Jeunesse Sportive d’El Biar, JSEB, (1946)2, L’Espérance Sportive Musulmane Algéroise, (ESMA), (1946).
Dans ce cas bien précis, contrairement aux autres activités sociales qui s’imposent par la force des choses, la diffusion est accélérée par l’effet de la concurrence entre les acteurs, les colonisateurs et les colonisés, chacun ayant intérêt à être supérieur à l’autre. Ce mouvement d’association en club sportif va délaisser l’objet social déclaré qui est le strict désir de partager la même passion pour la pratique sportive, la recherche de la santé, de l’hygiène, de la force, les considérations civiques comme l’exigent les statuts types pour se focaliser sur les usages socio-politiques.
Cette création des clubs sportifs musulmans correspond au temps de l’émergence du politique et de la prise de conscience de la possibilité de l’utilisation de certaines armes du colonialisme telles que le système scolaire et la forme associative comme moyen d’émancipation. Alors on crée les clubs sportifs musulmans et la politique les investit, en particulier le nationalisme radical. Les préoccupations politiques priment. Le politique dans le football qui apparaissait d’une manière épisodique, s’installe d’une manière permanente et réglée avec les matches entre les deux communautés musulmane et européenne générant une violence qui prend des significations politiques loin de rapprocher les communautés, va creuser d’avantage le fossé entre les communautés.

B L’association sportive : une structure d’éducation de la jeunesse
Avec cette irruption du politique , l’association sportive change de mission.
Paradoxalement les préoccupations des sportifs pratiquants restent éloignées de la vision politique. En revanche celles des dirigeants vont s’y inscrire et se consolider.
•L’association sportive conjugue les activités récréatives, la formation physique mais aussi des pratiques éducatives et idéologiques.
Loin d’être un instrument hédonique, elle joue la fonction d’une véritable institution pédagogique destinée à l’éducation et à la protection morale des jeunes musulmans .
Quels sont la forme et le contenu de cette formation?
Les programmes formalisés n’existent pas. L’analyse de contenu des différents statuts des clubs sportifs musulmans, des textes de création, de l’objet social, des rapports moraux, et des déclarations, revèle qu’ils visent la recherche de la santé et de la condition physique ainsi qu’une expérience sociale de formation. Le but ultime est la compétition sportive. C’est le discours institutionnel officiel et aucune association ne peut y déroger. Mais on insiste sur l’éducation morale et physique de la jeunesse en déperdition et en proie aux nombreux fléaux sociaux dès les articles premiers des statuts. Cet objectif purement hygiénique et utilitariste a été aussi bien celui des clubs dirigés par les Elus et les Notables que ceux des nationalistes influencés par les idées des Oulémas.
Pour atteindre cet objectif, des devoirs très contraignants sont imposés aux sociétaires. On accorde beaucoup d’importance à la discipline, l’ordre, le civisme et la civilité. Chaque club posséde sa commission de discipline. Et très vite, on glisse vers une sorte de fétichisme et de sacralisation du sport. Des articles très répressifs pour les sportifs sont introduits dans les statuts.
-L’Union Sportive Musulmane de Maison Carrée précise dans l’article 22 des statuts de 1935 que tous les membres de toute catégorie et sans distinction doivent respecter les statuts. Chacun prend acte des responsabilités du poste qui lui est confié. Les pratiquants des sports doivent observer le calme pendant les compétitions officielles ou amicales, les exhibitions et même durant l’entraînement. L’obéissance complète à leurs dirigeants est stipulée. Toute discussion ou critique n’est pas tolérée et toutes sanctions prises à leur encontre seront exécutées, sans pitié.
Des conférences strictement sportives et morales leurs seront données par leur commission ou membres désignés par leur conseil1.
-L’Ettihad Club Algérois met l’accent sur le respect mutuel et la tolérance. Il est aussi sévère puisque tout membre frappé d’une condamnation afflictive ou infâmante et tout membre ayant tenu des propos diffamatoires à l’encontre du club ou de ses participants, cesseront de faire partie du club (article VI des statuts de 1947). Ceci s’apparente au rejet de toute contestation puisqu’en sport, il n’est pas précisé ce que l’on entend par diffamation.
-Le Vélo Sport Musulman confirme dans son article 33 des statuts de 1936, que tout cycliste qui, pour une discussion quelconque insulterait quelqu’un ou emploierait la violence sur un de ses camarades ou sur une personne étrangère ou qui par malveillance provoquerait la chute d’un cycliste de la société ou même d’un étranger, sera passible, si le fait est grave et réitéré, de radiation après délibération des membres du bureau et approbation du capitaine de route. Tout membre sera de même radié s’il se fait remarquer par sa mauvaise conduite dans un banquet ou une manifestation sportive organisée par la société. Si le fait ne comporte pas un caractère de gravité, s’il est dû à une simple plaisanterie, il sera puni d’une amende variant de 2 à 10 francs. Ainsi la première partie de l’article est fondée et acceptable, puisque on veut faire preuve d’éducation en insistant sur le bon comportement des sportifs, leur correction et le fair-play en rejetant d’une manière énergique la violence et la tricherie, ceci en association avec les instances dirigeantes. En revanche la deuxième sanction semble très sévère eu égard à la cause l’ayant entraînée. Le rire n”est pas le propre du sportif musulman”? Il ne peut même pas plaisanter. Certes le sport invite, accoutume à cette magistrale leçon de maîtrise de soi, de ses instincts, de ses émotions et du comportements agressif, mais il ne doit en aucun cas être la négation de la recherche de plaisir.
Les statuts du Nedjma-Boxe Hussein Déenne évoquent les sanctions très sévères appliqués aux fauteurs de troubles:“Si un membre provoque trois fois des incidents quelconques, la peine de radiation lui sera appliquée sans sursis. (Article XXXIV).“
“Quiconque enfreint cet ordre sera sévèrement puni, soit par amende, suspension ou radiation”. (Article XXXVI)
-A l’Avant-Garde, en vertu de l’article 11 des statuts, “le conseil d’administration provoque l’exclusion de tout membre, qui par sa conduite ou par ses actes trouble l’ordre intérieur ou compromet la dignité de la société au-dehors. Toutefois le délinquant est au préalable admis à présenter sa défense devant le conseil”.
Là aussi le contrevenant est purement et simplement traité de délinquant mais avec la possibilité de défense. L’article 9 stipule que même le port des insignes ou rubans de la société est formellement interdit en dehors des réunions de la société.
Cette interdiction montre la sacralité des symboles et des couleurs du club.
Nous sommes en présence d’une véritable dictature pédagogique et d’une discipline de fer.
La pratique sportive est aussi très fortement imprégnée de morale islamique. L’islam n’est pas présent explicitement, mais il l’est à travers une véritable stratégie. A ce titre, l’USMMC donne des conférences sportives et morales à tous ses membres (art. 22) comme les prêches des associations religieuses musulmanes dans les médersas et les mosquées.
Le but de l’Ettihad Club Algérois est, on ne peut plus précis, puisque cette société “oeuvre en vue d’aiguiller la jeunesse sur le droit chemin et lui créer une belle santé morale et physique.”
L’Ifrikia Club a pour but de “faire du bien, d’éduquer les jeunes indigènes et de leur faire pratiquer par la suite des sports et de la musique” (art. III des statuts du 15 février 1924).

L’alcool1 est statutairement prohibé par des clubs sportifs. Pour le Nedjma-Boxe Hussein Déenne, “les pratiquants de toutes branches sportives doivent s’abstenir complètement des abus d’alcool, pour le développement moral et le prestige de la société” (article XXXV).“Ils doivent également et c’est l’essentiel, bannir toutes paroles ou gestes qui choquent la morale ainsi que toutes les divisions qui pourront atteindre la vie et l’honneur de la société”. (article XXXVIII).
Pour l’Espérance Sportive d’Hussein Dey, “les jeux de hasard, les boissons alcooliques ainsi que toute discussion politique sont rigoureusement interdits au sein de l’association” (article III).
Ce faisant les clubs sportifs se chargent d’objectifs traditionnellement réservés aux associations de tempérance, dont le but est de combattre l’usage de l’alcool.
Ce discours moralisateur, répressif et punitif des clubs sportifs est mis en application par les militants politiques qui recourent à la contrainte physique et attentent à la liberté individuelle. La lutte contre ce fléau social, l’alcoolisme, n’est pas dirigée contre ses destructions, ses ravages et sa morbidité. L’antialcoolisme est utilisé comme moralisme, mais aussi comme politique. Ce fut une constante développée par le PPA et les Oulémas. Ainsi “le secrétaire adjoint de la Jeunesse Sportive Musulmane, Ameur Amar Ben Akli1, responsable sportif et militant nationaliste a dirigé la manifestation de propagande nationaliste qui a eu lieu le 22 septembre 1944 au cours d’une soirée au Majestic. Il a été signalé comme faisant parti de groupe de Musulmans qui ont molesté leurs coreligionnaires fréquentant les cafés européens et les cinémas”. Cette campagne du PPA est surtout dirigée contre la consommation d’alcool par les Musulmans. AÏT AHMED signale que le PPA qui avait commencé une campagne contre l’invasion du Coca Cola boisson non alcoolisée qui concurrençait la limonade indigène, ne tarda pas à l’étendre à la consommation des boissons alcoolisées en prenant la forme de véritables expéditions punitives dirigées contre ce que l’on appelait dans la Casbah “les fêtes de la bière”. Les chefs de la Casbah encourageaient volontiers ces initiatives de “purification des moeurs”. Certaines de ces expéditions nocturnes étaient menées par Areski Arab, un militant devenu patron d’un café, rue Médée (In Mémoires d’un combattant. L’esprit d’indépendance 1942-1952, note 2, p. 107). Le FLN utilisera la même méthode pendant la guerre de libération et notamment dans son appel du 15 juin 1955 où il demande au peuple algérien de s’abstenir de fumer et de ne plus fréquenter les débits de boissons servant des alcools. Cette mesure est considérée comme un acte de foi en la révolution. Dans les années 80, c’est au tour du FIS de récidiver en lançant de véritables milices contre les débits de boissons alcoolisées et les magasins vendant de la bière, du vin et de l’alcool. Ce n’est donc pas une éthique civique qui était recherchée, mais bien une morale religieuse se fondant sur le bien et le mal. Ce rapport à l’alcool comme critère de la citoyenneté algérienne et de la moralité, ne sera pas évacué dans l’Algérie indépendante. Dans les fiches de renseignements de la police des renseignements généraux de la République Algérienne démocratique et populaire, socialiste, qui ne sont qu’une reprise de celles de la PRG française coloniale, on retrouve un item consacré à l’alcool. Le futur dirigeant de l’association sportive, était jugé non seulement sur sa position vis-à-vis de la lutte de libération nationale, mais aussi sur son rapport à l’alcool.
Ainsi le sport, comme la politique a bien puisé dans le registre du religieux pour la construction et le renforcement de son idéologie. L’éducation est autoritaire et il n’est pas laissé de place à l’activité autonome de chacun.
Mais à l’objectif de formation sanitaire et morale s’ajoute une dimension patriotique et nationaliste
La formation politique ne vise pas l’acquisition de compétences discursives de savoir faire mais d’attitudes et d’implication politiques. D’ailleurs, elle n’est pas explicite car l’ensemble des statuts des clubs sportifs interdisent de parler de politique au sein et dans les lieux réservés à la pratique sportive. Bien sûr, on déclare ne pas s’occuper de politique. Pourtant les témoignages des responsables interviewés, contredisent ces affirmations officielles. La formation nationaliste occupe une place importante à leurs yeux. Leurs motivations profondes pour la création de ces clubs sont l’institutionnalisation progressive de l’affirmation identitaire et nationale surtout politico idéologique arabo musulmane. L’association sportive va être le lieu de construction de l’identité du “nous” par l’exercice des formes complexes d’initiation moderne à une nouvelle vie de la communauté, au développement de sa conscience, de ses signes d’appartenance et par la suite la constitution d’une force nationale solidaire et offensive face à la puissance coloniale.

Dans la confrontation aux clubs européens, “la politique indirecte” est quasi présente. Le match de football renforce l’instinct d’attaque, de combativité, l’intériorisation du désir de vaincre, l’européen colonisateur, c’est à dire la capacite à s’endurcir au futur combat, préparant à la similitude de situation avec la voie insurrectionnelle et l’usage de la violence pour passer de l’individu négatif au statut de sujet de l’histoire.

Au sein des clubs du nationalisme indépendantiste le sport n’est en réalité “qu’une vitrine derrière laquelle se déploie tout un travail politique et de sensibilisation”déclare un responsable. Au-delà des activités organisées périodiquement, le but recherché était la formation idéologique et politique des jeunes, c’est à dire la formation de militants nationalistes.

Le programme de formation des clubs comprend des cours d’arabe et d’histoire et des conférences dispensés par des personnalités politiques et culturelles.
Dans tous les débats, une place importante est consacrée à la “question nationale” que les responsables politiques évoquent par mots couverts lors des assemblées générales ou des fêtes organisées par les clubs sportifs.
Cette formation inclut aussi l’apprentissage de chants patriotiques en arabe classique: “le nachid”, que certains ont appris dans le scoutisme, servant à l’exaltation pour doper et émouvoir les jeunes pour l’amour de la patrie.
Viennent ensuite la discipline, l’ordre, le respect de la hiérarchie, et l’obéissance aux responsables qui constituent une véritable éducation de la soumission. Toutes les contraintes édictées par les clubs s’apparentent à l’embrigadement dans un parti politique autoritariste et stalinien ou dans une section militaire. Le ton est très fort puisqu’il est demandé une obéissance aveugle aux chefs, à les respecter et à mettre dans cette obéissance de la conviction, voire de la vénération. Ces exigences sont entièrement destinées à assurer le loyalisme. Ce système se propose de former dans le jeune algérien , le sujet du nationalisme.

D’autre part en faisant l’expérience de la solidarité de la vie unioniste, on assiste à de nouveaux comportements sociaux, à une mutation de sociabilité, à l’émergence d’une nouvelle sociabilité.
L’association sportive va produire de nouveaux schèmes culturels. Les relations humaines dont certaines développent l’identité locale régionaliste et parfois sectaire, se font sur la base du sentiment d’appartenance au club sportif. On peut dire qu’on assiste à une fabrique nouvelle, d’identité de la communauté nationale, mais aussi du quartier, de la ville, entraînant le délitement du lien social ancien et une véritable rupture d’une transmission.
Pour Georges Vigarello, (Les deux violences, in Esprit n°104-105. Août-septembre 1985, p.17), le sport est un témoin, parmi d’autres de la grande rupture que la société contemporaine a engagée avec la société traditionnelle, une rupture impliquant atomisation et autonomisation des individus promouvant la sphère intime et l’attention à soi.
En effet, la naissance de l’association d’une manière générale et du club sportif en particulier entraîne une véritable confrontation entre la vie sociale de la société algérienne traditionnelle,1 fortement segmentarisée, patriarcale et gérontocratique avec ses “cheikhs”, ses chefs, ses saints, ses notables et d’autre part la “modernisation”2 avec sa rationalité, ses exigences économiques, culturelles nouvelles, ses structures, ses organisateurs, ses leaders.
Contrairement au sport européen, l’autonomisation des Algériens par rapport aux colonisateurs ne promeut pas la sphère intime et l’attention à soi mais génère une nouvelle forme d’association grégaire, un collectif psychique d’un genre nouveau qui nait de l’agrégation, de la pénétration, de la fusion des âmes individuelles (Durkheim). Ce qui va signifier que le groupe constitué par les joueurs, les dirigeants et les fans pense, sent et agit différemment des membres individuels qui le composent. Le club arrime solidement l’individu au collectif. Il structure des sentiments d’appartenance, d’existence, de croyances, de représentations et de pratiques qui associent l’ensemble des joueurs, des dirigeants et des fans imposant une réalité inédite nécessitant une conscience collective et transcendante. Il assure le triomphe de l’esprit de la fratrie, d’une nouvelle “açabiya”3. Dans ce cas, l’organisation sociale s’appuie sur la valeur de solidarité qui lie des personnes exclusivement segmentaire, sur les autres comportements.
Paradoxalement, le club sportif musulman contribue alors, non seulement à la naissance de nouveaux liens sociaux mais aussi au renforcement des liens ethniques. Ce nouveau modèle aporétique de sociabilité s’inclut dans le changement social, mais aussi dans la modernisation car il permet l’initiation à la fondation et à la vie d’un club, l’expérimentationde de la mécanique de la démocratie au sein du club. On passe de la délibération patrimoniale, ethnique des arouchs à la délibération moderne. On apprend à voter à bulletin secret, à élire un conseil d’administration avec son président, ses vice-présidents, son secrétaire général, son trésorier, ses assesseurs et les autres cadres de l’AS. Ce télescopage des formes démocratiques avec quelques survivances de la société traditionnelle est à un certain titre positif.

Conclusion

Pour les Algériens colonisés l’association sportive musulmane apparaît avoir une fonction officielle édictée par le droit associatif en vigueur à travers la loi de 1901, pour définir son objet social. Cependant, par delà ces fonctions manifestes, elle a eu des fonctions sociales de formation et d’éducation politique réelles en proposant un nouvel imaginaire, un sentiment d’appartenance et une nouvelle croyance dans sa propre capacité à vaincre le colonisateur.
Elle fut donc une association de”l’entre deux, une”organisation missionnaire” dont les buts et l’activité visent à exprimer ou à satisfaire les besoins officiels de ses membres et une organisation semi politique où la question nationale est posée.
Les premières associations sportives pluricommunautaires ont permis aux précurseurs musulmans de se doter d’une expérience. Celle ci fut mise au service des associations sportives musulmanes engagées dans la lutte pour l’émancipation.
Quant aux premiers clubs sportifs musulmans, groupes intermédiaires entre l’affinité fraternelle et l’affinité de localité (groupes de voisinage, de quartier, El houma, de commune), associations d’acculturation, ils peuvent être classés comme des structures d’influence sociale qui se proposent de réaliser un changement d’attitudes et de comportement socioculturels chez les Musulmans pour les amener à la pratique sportive. Mais ils n’en restèrent pas là. Bien qu’organisations de l’échelon local, ils permettent de dire le national. Ainsi après les évènements de 1945, ces clubs sportifs deviennent à des degrés divers des lieux du politique, des structures d’armement idéologique, en fait de nouvelles structures du redéploiement de l’activité identitaire et nationaliste permettant une participation politique non conventionnelle de la jeunesse algérienne.
Grâce à l’engouement et la fascination indéniable qu’il exerce sur la jeunesse, le football particulièrement, a permis d’accorder une place importante, au symbolique, à la dimension émotionnelle et au rôle de la passion. En effet, il ressort qu’il condense le mieux ces modes d’expression symbolique. La première catégorie ayant pour support direct des objets matériels. Les symboles l’ensemble des clubs musulmans, sigles, appellations, accessoires forts, l’étoile et le croissant, de même que les couleurs, (le vert, le blanc et le rouge), symboles de l’identité arabo-musulmane, ont joué un rôle de succédané, un ersatz de l’emblème national. Ce conglomérat de signes, par sa capacité d’évocation, a été un des marqueurs de l’expression identitaire des Musulmans. La seconde se situant dans l’ordre du langage (énonciation du politique à travers les messages partisans). La troisième dans l’ordre du comportement et des pratiques.
La politique nationaliste, jouant beaucoup du symbolique, y a trouvé un champ efficace d’utilisation. Elle s’est donc renforcée et s’est nourrie grâce au système de signes sportifs et de symboles matériels devenant les vecteurs de la visibilité et de la propagande des partis politiques radicaux. L’action politique trouve dans le champ sportif, lieu de l’affect et de production d’émotion et de violence, dans le décorum et dans le comportement des supporters que le match de football induit, égalant les effets de la religion, de nouvelles formes d’action, une économie de discours politique élaboré. Ce faisant, en investissant la structure et l’espace ludique, le nationalisme radical a mis en place un processus d’innovation des pratiques de socialisation politique enrichissant l’agir politique classique des militants.
Cet investissement a permis d’une manière intense et efficace le rassemblement, l’encadrement et la formation de futurs dirrigeants et combattants de la révolution algérienne. Ainsi, durant la période coloniale, en produisant une logique de “l’occasion pour dire”, et loin d’être un moyen de rapprochement vers la communauté européenne, le sport a déclenché un phénomène de différentiation, de particularisme, (“je deviens ce que vous voulez que je sois”) et d’éloignement des deux communautés. Substantiellement, dans les différents conflits issus de la compétition sportive, l’agressivité sportive musulmane et la violence née de la confrontation inter-ethnique, a conforté la stratégie des nationalistes “de communauté contre communauté”. Elle a permis le passage de l’individu négatif, le colonisé, à l’acteur de l’histoire.
La violence sportive de la période nationaliste est relayée par “la violence révolutionnaire du FLN de novembre 1954 avec tous ses dépassements, à ce jour non reconnus.